Entretien avec Jean MÜLLER, directeur du design YEMA (1975-1982) [#3]

par R.C alias JERRY – 

Notre entretien avec Jean Müller se poursuit ! Après une mise en bouche déjà riche, entrons dans le vif du sujet. Je n’ai aucun doute : ce qui suit va vous plaire.

Vous avez manqué les échanges précédents ? Commencez par là : [#1] & [#2]

Jean MULLER_Directeur du design YEMA de 1974 a 1982
Jean MÜLLER. Directeur du design YEMA de 1974 à 1982

Echange des 27 et 28 août 2019

Cher Monsieur,

Je vous remercie pour la précision et l’exhaustivité de ‌vos réponses. C’est toujours aussi passionnant ! Le cadre étant posé, je vous propose d’aborder maintenant, de façon plus spécifique, votre activité pendant les presque 10 années que vous avez passées chez Yema.

Je n’ai jamais eu le sentiment de relever un défi,
tout me semblait assez facile…

VOTRE INTEGRATION DANS L’ENTREPRISE

Vous m’avez dit être entré chez YEMA comme styliste « designer » en répondant à une annonce de la presse régionale, au sein d’une équipe de cadres plutôt réservés à votre égard. Cela ressemble à un sacré défi professionnel ! Vous souvenez-vous du tout premier travail qui vous a été confié ? Et de votre première « victoire » marquant votre légitimité dans l’entreprise ?

Le poste de styliste que j’ai repris en septembre 1974 n’était pas vacant depuis deux ans, mais occupé par une personne plus proche des achats que du dessin, et je crois qu’aucun nouveau produit n’était sorti pendant cette période, à part sans doute quelques évolutions de cadrans ou de boîtiers.

Je n’ai jamais eu le sentiment de relever un défi, tout me semblait assez facile malgré la crainte permanente de faire des erreurs lourdes de conséquences financières, les produits étant mis en fabrication par très grande quantité (souvent des multiples de 1000)

Le premier travail qui m’a été confié (ou l’un des premiers, mais vous comprendrez pourquoi je m’en souviens) consistait à faire un choix de bracelets. On m’a remis un plateau de montres sans bracelet et un choix varié de bracelets sur un autre plateau. Quand je suis arrivé ensuite à la réunion de validation, en présence des responsables achat, fabrication, logistique etc. et évidemment de la direction, j’ai été accueilli par de nombreux rires… j’avais monté tous les bracelets à l’envers sur les montres, la partie longue à 12 heures !

Je n’ai pas le souvenir d’un produit marquant ou d’une action qui m’aurait légitimé, j’ai commencé par apprendre, en rendant visite aux nombreux sous-traitants et fournisseurs (boites, cadrans, aiguilles). J’ai été très vite respecté, le dialogue très libre que j’avais avec eux et les idées que je pouvais leur apporter dans nos discussions m’ont rapidement crédibilisé.

VOTRE EQUIPE

Une équipe de création était-elle déjà constituée lorsque vous êtes arrivé ? Pouvez-vous me décrire sa composition ? Avez-vous contribué à « lancer » un ou plusieurs designers horlogers devenus des références aujourd’hui, comme Janek Deleskiewicz que vous avez précédemment évoqué ?

J’ai travaillé seul pendant plusieurs années avant d’être aidé par un “assistant”, d’abord Claude Tochot qui est ensuite passé aux achats (il faisait quelquefois des choix chez nos fournisseurs mais ne dessinait pas) et ensuite Janek Deleskiewicz qui lui dessinait un peu.

LES LIENS ENTRE LE DESIGN ET LA PRODUCTION

Vos réponses suggèrent qu’il existait une distance entre la conception et la production des montres. Comme si deux mondes se côtoyaient sans vraiment se mélanger. C’est un peu difficile à imaginer aujourd’hui. Dans cette configuration, était-ce le rôle du directeur technique, Pierre Bianchi, de faire le pont entre vos souhaits créatifs et les contraintes de production ? Participiez-vous aux choix techniques ou à la sélection des sous-traitants pour la fabrication des pièces ou la fourniture de mouvements ? S’agissant des cadrans, dont la qualité contribue très largement à l’engouement des collectionneurs, quels étaient vos principaux partenaires ?

Il y avait peu de liens entre mon travail et la production. J’étais au départ de la chaîne et les choix que je faisais étaient presque obligatoirement validés par les achats et ensuite imposés à la production. Mais seulement pour la partie habillage. Les choix des mouvements relevaient de la direction et je pouvais seulement utiliser les mouvements validés. J’ai quelquefois pu imposer d’autres mouvements, plus plats ou plus techniques, au coup par coup.

L’entreprise Yema était un “assembleur” et pas une manufacture. Elle avait sa chaîne de fabrication de mouvements (assemblage principalement d’ébauches / France Ebauches) mais n’a jamais fabriqué d’habillage.

J’avais une liberté presque totale pour choisir les fournisseurs ou sous-traitants, dans la mesure d’un prix de revient défini, et je suivais la mise au point des prototypes ou pré-séries par des visites fréquentes en France et en Suisse.

Les principaux partenaires étaient Universo (France et Suisse) pour les aiguilles, un peu Aiguilla à Bienne pour les produits les plus chers, Téna-Butty fournissait des verres et des joints, l’hésalite était encore très utilisé et je faisais le forcing pour monter du verre minéral plat. Cheval fournissait les remontoirs et les poussoirs de chronos. Les fournisseurs de boitiers étaient nombreux : Burdet, Sandoz-Frainier, Miserez et plusieurs autres en France, Paratte, Pretat et d’autres au coup par coup en Suisse. Les fournisseurs de cadrans étaient encore plus nombreux : Fraporlux, Haenni, Metalem, Giavarini et une multitude d’autres… Je dessinais beaucoup pour les moins compétents et je laissais un peu plus libre cours à ceux qui  avaient du talent comme Nateber, dont les graveurs étaient de véritables artistes.

La collection était composée de plus de 300 modèles
et renouvelée environ par moitié tous les six mois.

LE PROCESSUS DE CREATION

Pouvez-vous m’expliquer comment s’organisait la création des collections et le design à proprement parler des montres qui les composaient ? Vos précédentes réponses laissent penser qu’Henry-John Belmont y jouait un rôle important. Les brochures publicitaires ou simplement la diversité des montres qui circulent sur les sites d’enchères mettent en évidence la variété des collections. Mais il n’y avait pas encore à l’époque les ordinateurs et les logiciels permettant de tester rapidement des dessins de cadran ou de boitier. Chaque collection devait donc demander une énergie folle. Comment parveniez-vous à tenir un tel rythme ? Je suppose enfin que l’arrivée du quartz a dû singulièrement modifier votre façon de travailler.

La collection était composée de plus de 300 modèles et renouvelée environ par moitié tous les six mois. HJ Belmont était mon seul interlocuteur dans les choix des lignes nouvelles.

Je travaillais sur une table à dessin, à grande échelle pour les plans et à échelle 1 pour les dessins d’ensemble, après avoir crayonné une multitude d’esquisses ou de croquis à partir desquels HJ Belmont me donnait son aval.

Chez les meilleurs fournisseurs (principalement les Suisses) il y avait souvent un dessinateur technique, je lui remettais un dessin extérieur et lui laissais faire la conception. Chez les autres je donnais plus de directives avec des croquis cotés. Je suivais ensuite la mise au point des prototypes jusqu’à la série.

Chez les cadraniers c’était encore plus complexe et je devais souvent dessiner les chiffres ou les index pour leurs graveurs, et faire exécuter de nombreuses plaques pour arriver aux couleurs et finitions que je souhaitais.

Le quartz n’a pas changé grand chose à mon process de création, mais avait amené de nouveaux visuels par les nouvelles indications des heures (LED puis LCD)

Tous mes projets m’ont tenu à cœur,
mais seulement jusqu’à leur sortie …

LES PROJETS MARQUANTS

Vous avez évoqué la liberté de création que vous accordait Henry-John Belmont. Avec le recul, quelles sont les créations dont vous êtes le plus fier ? Quelles sont celles qui ont rencontré le plus de succès ? Et à l’inverse quelles sont vos plus grandes déceptions, qu’il s’agisse d’échec commercial ou, simplement de projets dans lesquels vous aviez investi beaucoup d’énergie et qui n’ont pas vu le jour ?

Tous mes projets m’ont tenu à cœur, mais seulement jusqu’à leur sortie … j’ai toujours aimé ce que j’imaginais et beaucoup moins aimé ce qui était réalisé. Cette fuite en avant me conduisait à toujours me remettre en question, avec l’énorme appréhension de ne plus avoir d’idées (ce qui heureusement n’est jamais arrivé !)

Il n’y a pas un produit dont je mérite d’être fier, et quelquefois un petit détail, un graphisme de chiffres, une nuance de fond ou la forme d’une aiguille me donnaient plus de satisfaction qu’une nouvelle ligne de boîtiers.

VOS DESSINS

Je ne peux pas terminer cette série de questions sur vos années de directeur du design chez YEMA sans vous poser celle qui me taraude : vous reste-t-il des croquis ou des ébauches de projets que vous accepteriez de partager et qui vous paraissent particulièrement représentatifs de votre style et de vos créations de cette époque ?

Je n’ai rien conservé … j’ai même oublié beaucoup de modèles, et c’est en regardant votre site que je redécouvre quelques-unes de mes créations … Je vous transmettrai quelques photos trouvées sur le net avec quelques anecdotes sur leur genèse.

J’ai été certainement le premier à usiner des boitiers
en titane et en céramique pour mes montres.

LA SUITE DE VOTRE CARRIERE

Votre vie professionnelle ne se limite pas aux années YEMA. Pouvez-vous me dire quelle a été la suite de votre parcours ?

J’ai d’abord dessiné et sous-traité quelques lignes de montres pour des horlogers français, dont Givenchy, Pequignet… puis j’ai lancé mes propres produits sous les marques Bord à Bord, Hyppopotime et Bugatti… j’ai été certainement le premier à usiner des boitiers en titane et en céramique pour mes montres.

J’ai ensuite monté mon atelier de fabrication à Besançon et je n’ai plus fabriqué et livré que des montres en très petites séries, métaux précieux et joaillerie, pour de nombreuses marques : Mauboussin, Richard Mille, Dior, Louis Vuitton (joaillerie) Tag Heuer, Chopard, Guy Ellia, Moussaief, Leviev, Girard Perregaux, Delaneau, Montblanc et beaucoup d’autres… la plupart du temps sur mes dessins et quelquefois seulement en faisant l’étude technique sur des idées de mes clients.

J’avais aussi créé une manufacture au Locle (Muller-Laville) pour assembler mes mouvements (double barillet, tourbillon…)

Un peu malgré moi, j’ai reçu au cours de ma carrière un trophée de l’innovation par l’INPI, et quelques autres titres pour récompenser l’évolution de mon entreprise ! je les ai acceptés …

Cordialement,

Jean Muller

(A suivre !)

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